11/20/2007

Rencontres au Sommet

Je vous propose ici une nouvelle que j'ai écrite il y a quelques années, après l'expérience du Sommet des Amériques. Je veux que ce soit clair: c'est une nouvelle. De la littérature, et non pas de la réalité factuelle. Disons simplement que c'est une histoire, qui, bien que fortement collée sur l'Histoire, s'en distingue néanmoins. En ces temps où la répression policière fait flèche de bois, et où la mobilisation est difficile, un peu de nostalgie de la lutte anti-mondialiste fera du bien!


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Rencontres au Sommet







En ce moment, je suis inconfortablement assis dans l’autobus jaune qui me conduit vers ma première « barricade ». En fait, le mot « barricade » n’est peut-être pas très bien choisi : ce sont plutôt eux, les « grands » de ce monde, qui se barricadent de nous. Ils ont même senti le besoin d’ériger une clôture, haute de plusieurs mètres. Les rencontres au Sommet, c’est bien connu, sont intouchables. Tout comme les principes sur lesquels ils s’érigent, d’ailleurs.


Les nouvelles claironnent l’invraisemblable, sécurisant pour la populace : on a affecté huit mille policiers à lourde tâche de décourager les récalcitrants que nous sommes. Huit mille! Autant dire une armée! Eh non : l’armée, elle, est cantonnée sur une base militaire tout près, « au cas où ». Au cas où quoi? Au cas où on serait armés, peut-être? Crisse…


Ces dernières semaines, toutes bien remplies par une intense mobilisation, ont donné lieu à d’innombrables – et interminables – débats sur ce qu’on appelle la « diversité des tactiques » et sa pertinence. Pour ma part, bien que je comprenne l’argument qui justifie la « violence » manifestive – la vraie violence, c’est la paupérisation accélérée du plus grand nombre, c’est la famine ignorée, ce sont les brevets qui empêchent les sidatiques d’avoir des médicaments génériques, etc. –, bien que je saisisse, donc, l’utilité de l’action directe, j’ai tout de même l’impression que la « violence » nuit à notre « message » – médiatiquement parlant, du moins, ce qui n’est pas la moindre des choses. Aussi ne me suis-je pas réellement préparé à l’affrontement avec les flics. Tout au plus ai-je apporté avec moi un petit foulard : protection minimale contre les fameux gaz lacrymogènes, qui ne manqueront sûrement pas ce rendez-vous tant attend


De toute façon, j’ai pris la décision de me tenir loin des affrontements directs avec les forces de l’ordre établi. Les risques d’arrestation y sont un peu trop élevés à mon goût.


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Ça y est. Des anarchistes organisés (!) ont déjà réussi à faire s’écrouler une section du « mur de la honte ». Comme une magnifique brèche dans le « consensus » libéral. À ce qu’on m’a dit, nous sommes au moins trente mille dans la très belle Ville de Québec, peut-être le double, à s’accrocher à l’espoir de voir cette brèche devenir béante. Il aurait suffi de foncer en trombe à travers l’ouverture créée par les plus téméraires d’entre nous. Mais les flics ont déjà la situation « bien en mains », comme on dit. Tout comme ils ont en mains, d’ailleurs, un arsenal impressionnant : « bazookas » chargés d’obus lacrymogènes, « fusils » à projectiles supposément « non-létaux », « grenades » au poivre de Cayenne, et, bien sûr, matraques télescopiques biens en vue, incontournables. Le tout accompagné d’une armure qui nous fait penser, à nous, de l’autre côté de la clôture, à celle Robocop. Parmi les troupes ennemies, quelques-uns de la SQ, le revolver – vrai, celui-là, avec d’authentiques projectiles meurtriers – accroché à la ceinture, bien visible lui aussi. Rien de très rassurant, quoi.






La première salve d’obus lacrymogènes s’abat sur nous : la « Bataille de Québec », qui allait durer trois jours, venait de commencer. Cette fois, non pas sur les Plaines d’Abraham, mais entre deux tragi-comédies : d’une part, le Grand Théâtre de Québec, juste derrière nous, et ses divers divertissements, et d’autre part, le petit théâtre où se joue à huis clos une pièce, celle des heureux ministres, affairistes véreux et autres puissants insipides. Celle où se noue, au moment où on pleure à chaudes larmes, le drame du monde.


Jusqu’à maintenant, je ne connaissais pas l’effet des gaz lacrymogènes. J’étais certain que ceux qui m’en avaient parlé avaient exagéré, comme on le fait tous quand vient le temps de raconter quelque chose à quelqu’un. Eh bien non, ils n’avaient pas exagéré. La fumée opaque qui se dégage de ces petits engins qu’on nous balance est intolérable : on ne peut que fuir, la vue troublée par les sécrétions lacrymales, les poumons comme enflammés de l’intérieur. Le siège du Sommet des Amériques vient de commencer, et j’envie déjà les brillants qui se sont équipés de masques à gaz : mon petit foulard, même aspergé de jus citron, est bien loin d’empêcher la substance d’entrer dans mon organisme. Depuis bientôt une heure, mes camarades et moi ne faisons que courir à chaque tir, reculer à chaque salve, puis nous rapprocher de la ligne de front, en attendant la prochaine salve.


Tandis que je me dis, encore candide, que ces trois journées seront certainement exténuantes, une bombe lacrymogènes passe juste devant mes yeux, comme un flèche. J’ai même senti l’air que déplaçait l’engin sur sa trajectoire. Le gars, juste derrière moi, n’a pas eu cette chance : il a reçu le projectile en plein thorax. En plus de recevoir directement au visage le plus gros du gaz. L’équipe de premiers soins le tire déjà plus loin de l’action, pour évaluer les dégâts.


Un peu plus loin le long du périmètre, un groupe de pacifistes, peut-être deux cent personnes, sont assis par terre, devant la clôture. La plupart ont les deux bras en l’air, arborant deux fois plutôt qu’une un signe de peace destiné aux policiers, scandant à tout rompre « Sit down for democracy!». J’ait dit plus haut que je ne suis pas nécessairement en accord avec la violence comme moyen d’action. Je ne suis cependant pas non plus du côté des pacifistes. Je préfère de loin, et cela me semble logique, le slogan « Stand up for your rights!» à celui que vocifèrent ces néo-hippies. Les policiers, faisant fi de la non-violence de ce groupe, leur expédient trois quatre lacrymos, et sortent fièrement le canon à eau. Il n’en fallait pas plus pour faire exploser la colère qui montait en moi, nourrie à chaque seconde par l’inégalité de l’affrontement.


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Après une courte pause, loin de l’épais brouillard qui semble maintenant ne jamais devoir s’atténuer, nous revenons aux premières lignes de l’affrontement. Trois de mes amis et moi-même avons profité de ce petit répit pour faire le plein de munitions : le grand sac de toiles de Martine, seule femme de notre groupuscule, est désormais rempli de roches et de morceaux de pavés.


Voici notre plan : le côté nord du périmètre – nous nous situons à son extrémité nord-ouest – longe une petite rue. Celle-ci se trouve environ trois mètres plus bas que le niveau où se trouvent la clôture et les gendarmes. Ainsi, de cet endroit, nous sommes en mesure de lancer nos pierres vers les flics, à l’aveuglette, sans que ceux-ci aient de ligne de tir avec leurs balles de plastiques – qui peuvent être, soit dit en passant, soit entièrement de plastiques, soit simplement recouvertes de caoutchouc, soit remplacées par des petits sacs de sable; dans tous les cas, à voir ceux qui ont été touchés, cela semble très douloureux.


Laurent, Philippe et moi nous positionnons à l’endroit stratégique – Martine, elle, est restée en retrait. Nous avons environ une soixantaine de projectiles. Au signal, nous commençons notre attaque concertée. En une trentaine de secondes, les deux tiers de nos projectiles ont déjà été utilisés. Malheureusement, aucun moyen de savoir si au moins un de nos tirs a touché la cible. À ce moment, l’inévitable arriva : si les soldats adverses n’avaient pas de ligne de tir directe, rien ne les empêchait de nous expédier, suivant la même trajectoire – et la même logique – que nous, quelques bombes lacrymogènes. Trois d’entre elles tombent, simultanément, à moins de deux mètres de nous. Le temps d’un dernier essai, par orgueil, et déjà nous devons retraiter : la sensation de brûlure aux yeux est intolérable. Hypocondriaque comme je le suis, je me sens devenir aveugle.


Voilà maintenant une trentaine de minutes que nous tentons de nous remettre de notre lamentable tentative d’assaut. D’un commun accord, nous décidons de nous éloigner un peu de l’action, peut-être pour le restant de l’après-midi, celle-ci s’achevant bientôt. Passant devant un dépanneur, nous réalisons que les rues de la ville sont exemptes de policiers, tous affectés à la défense d’intérêts impérialistes : nous pouvons donc déguster une petite bière en pleine rue, à notre guise, sans risquer de se voir coller une inutile contravention. Nous prenons donc chacun deux canettes de Grolsch, histoire de faire descendre cette journée riche en émotions.


Nous marchons présentement au hasard, un peu grisés par l’alcool, ne sachant trop que faire. Le très français Laurent nous dit : « Alors, les gars, on se fume un tarpé? ». L’idée ne me déplaît pas.


Suite à cette fumette relaxante, nous nous sentons étrangement ragaillardis. Nous retournons donc, amortis pourtant que nous sommes, dans le feu de l’action. Nous décidons de nous diriger vers une section du périmètre que nous n’avons pas encore exploré. Arrivés sur place, il nous est impossible de voir vraiment ce qui se passe : un très épais nuage de gaz lacrymogène bloque toute visibilité. Décidés, nous avançons tout de même, légèrement euphoriques, et peut-être un peu insouciants. À mi-chemin, nous renonçons. L’air est complètement irrespirable.


Nous rebroussons donc chemin, et nous postons sur un coin de rue, plus bas, pour décider de la suite des choses. Tandis que, cigarette au bec, je tente de convaincre mes comparses d’aller se mettre quelque chose sous la dent – la lutte, vous savez, ça donne faim –, l’imprévisible vient nous happer. De l’intersection qui suit celle où nous sommes immobilisés, juste plus bas, accourent une cinquantaine de personnes, surgies de nulle part. Les sens encore altérés par l’alcool et la marijuana, nous ne comprenons pas ce qui se passe. Cela ne saurait tarder. Alors que le plus lent du groupe passe devant nous, nous nous rendons compte du danger imminent : une cinquantaine de policiers surgissent du même endroit que la troupe en panique, fonçant droit vers nous, leurs matraques tenues bien haut, déjà prêtes à l’attaque. Nous détalons de suite à notre tour, pour tenter d’échapper au péril. Les lacrymos sifflent, encore, juste au-dessus de nos têtes.


La seule fuite possible consiste à retourner dans l’épais brouillard larmoyant et de prendre à droite à la prochaine intersection. En espérant que cette rue ne soit pas, elle aussi, truffée de sympathiques anti-émeutes. Alors que nous rejoignons le groupe de fuyards se dirigeant, eux aussi, vers la seule issue possible, une jeune femme, tout près de moi, s’affaisse.


Elle a reçu une balle de caoutchouc sur la cheville. Je m’arrête un instant pour tâcher de lui venir en aide. Les policiers, qui m’apparaissent, pardonnez-moi le cliché, pires qu’une meute de chiens affamés, se rapprochent dangereusement, au pas de course. La blessée est incapable de supporter son poids elle-même : la cheville semble complètement détruite, ou, à tout le moins, temporairement inutilisable. J’empoigne donc l’inconnue, et tente, tant bien que mal, de rejoindre le groupe. J’entends la cadence des policiers de plus en plus fort. Ils se rapprochent de nous. Dans un geste qui me déchire le cœur, je me débarrasse du fardeau qui me ralentit : j’abandonne la pauvre aux mains de nos pourchasseurs, et cours de toutes mes forces, loin de l’ennemi.


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Nous sommes présentement chez des amis de Laurent. Nous dégustons un souper tout ce qu’il y a de plus bourgeois. Tandis que tous s’amusent, je pense, moi, à cette fille. Et je me mords les doigts.


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