11/19/2007

Kundera et le métro

Je vous soumets bien humblement, ô lecteurs et lectrices de ce petit blogue encore quasi-vide, une nouvelle que j'ai écrit il y a quelque temps déjà. Ce n'est pas grand chose, mais c'est un début (continons le combat!).



Kundera et le métro



Ce matin-là, je m’étais levé avec une sale gueule. Mais vraiment, comment dirais-je, une sale gueule. Si tout se passait comme je l'avais bêtement imaginé, je serais probablement "mort" avant le coucher du soleil. Ce matin-là pourtant, j’étais de toute façon déjà détruit, "pétrifié", en quelque sorte: une mort abstraite suffirait, avais-je conclu.


La "fuite" dans l’alcool et les drogues – la morale m’a gravement atteint, semble-t-il – est un travail éreintant, réellement dévastateur, me disais-je. Ce matin-là, sous la douche, arrosé par le peu d'eau chaude que le traitement royal que s'était permis mon coloc avait épargné, je me disais que, décidemment, on n’accordait pas aux milliers de gens qui nient leur réalité le mérite qui leur est dû. Pis encore, pour eux – ainsi, par le fait même, pour moi –, faire de cette fuite leur "réel" est une job à temps plein. Pour les athlètes de l’auto-destruction, l’impression de se séparer de sa propre vie, de vivre précisément "à côté" d’elle, procure un sentiment contradictoire : le plaisir qu'on en retire, s'il est horriblement éphémère, est assurément agréable, doux. Un baume sur les plaies béantes de l'esseulé. Mais la douleur, elle, bien qu’avec une intensité variable, est toujours présente. Tout le temps. Exactement comme si, à chaque seconde, une lame de poignard s’enfonçait plus ou moins creux. Juste sous les côtes.


Ce matin-là, j'exagérais ma misère. Et ça me faisait du bien.

J’avais décidé de commencer – puisqu’il faut bien commencer quelque part, me disais-je – par une petite excursion au centre-ville, sans but précis – et, espérais-je, sans coup férir. J’empruntai donc les merveilleux transports en commun montréalais.


À l’époque, lors de mes fréquents déplacements, je souriais souvent aux gens. Je les regardais directement dans les yeux, et j’esquissais un sourire sans équivoque. Jeu amusant, trouvais-je. Le sourire impromptu, il est vrai, provoque toujours divers effets. Limités, mais tout de même divers : gêne, amusement, malaise, mépris même. Fou ce que les gens ont de la difficulté à sourire quand ils ne sont pas heureux… Pour ma part, j’y excellais. C’était même, oserais-je dire, ma discipline favorite, la pierre angulaire de mon rapport au monde. Sourire, faire semblant que tout va bien : telle était la tâche la plus ardue, mais aussi la plus fascinante, de ma non-existence.

Le métro de Montréal m’a toujours fasciné. Il est comme la "face cachée" de la ville médiatisée, enjouée, estivale et festivalière à souhait. Le triste côté du double masque. Entassés dans les wagons, il n’y a que des individus, la plupart seuls. Réfléchissant à leur journée, peut-être. À leur existence, ou encore à leurs défaillances. Et, souvent, la vacuité de ces expériences transparaît. À même les mines déconfites des passagers.


Assis, ou plutôt "évaché" sur la banquette, je suivis du regard une fille, métro Laurier. Par les fenêtres du wagon, je l’observai, alors qu’elle dépassait le coin des marche, accélérait le rythme pour ne pas manquer le train. Elle prit place sur une banquette, pas très loin de moi, de biais, et elle se mit à lire. Voir quelqu’un lire dans le métro m’avait toujours procuré un étrange sentiment de "satisfaction". Je pense que ça me donnait l'impression qu'il y avait encore un mince espoir pour la race humaine. Mais cette fois, c’était, me semble-t-il, différent. Dès son entrée dans le wagon, elle m’a semblé emplir tout l’espace, occuper tous les sièges vides, en ce maussade dimanche après-midi.


L’image est encore nette dans ma mémoire; elle se détache, toujours aussi vivement, des autres images qui peuplent mes souvenirs. Le brun-roux de ses longs cheveux bouclés, le bleu-vert de ses yeux étincelants, bien visibles en dépit de ses petites lunettes rondes. Et le visage, quand on arrivait à détacher ses sublimes détails du tout, déjà incroyable. Unique, magnifique.


Elle dévorait les mots de ses yeux avides, les genoux repliés contre sa poitrine, le bout des talons reposant sur la banquette. Une position de lecture qui nous paraissait, à moi et à ma souplesse légendaire, complètement absurde et, qui plus est, parfaitement inconfortable. Mais irrésistible. À chaque fois qu’elle tournait une page – et elle lisait rapidement –, je tâchais d’apercevoir la couverture du livre, curieux d’en connaître le titre. En vain : elle tenait fermement le roman, appuyé sur ses cuisses, inaccessible.


À Berri, lorsqu’elle se leva, ma curiosité a enfin pu être rassasiée : L’insoutenable légèreté de l’être. Kundera. Et je fus séduit à nouveau, si besoin était… Elle se dirigea vers le quai de la ligne verte, direction Ouest. Je n’avais pas, bien entendu, de destination fixe – ce ne sont pas les bars et autres "lieux d’amusement" qui manquent dans la métropole. Je pris alors, sûr de moi, la ferme résolution de m’asseoir face à elle. Et de ne sortir qu’au moment où elle le ferait.


Entre McGill et Peel, elle termina sa lecture, referma la couverture et déposa le livre sur une banquette vacante, juste à côté d’elle. Quand les portes s’ouvrirent, sans crier gare, elle bondit vers la sortie, sans même un regard derrière. J’aperçus alors le roman, toujours sur la banquette. Je saisis l’occasion – et le livre, naturellement –, et voulus me ruer vers elle pour lui restituer son bien. Je dis « voulus », par la faute d’une légère, mais certes inutile, embûche inconvenue : les portes du wagon se refermèrent malencontreusement sur mon sac à dos. Après quelques désagréables secousses, ce qui m’apparaissait alors comme la mâchoire infernale d’un molosse qui m’empêchait de jouir d’un rare moment exaltant desserra enfin l’étau, et je pus me reconcentrer sur la mission que je m’étais donnée.


Au terme d’une course qui m’a semblé ne jamais devoir trouver son chemin, j’entrevis l’objet de ma quête, gravissant l’escalier "conventionnel". À bout de souffle, je la rejoignis. Quand, au contact de ma main sur son épaule, elle se retourna, j’ai bien failli être terrassé. Comme foudroyé sur place, figé. Je ne parvins qu’à bégayer un maigre " Mademoiselle, votre livre… ", presque inaudible.


Elle éclata de rire :


- Je me doutais bien que vous feriez ça! La subtilité, ce n’est pas votre truc, vous savez! Vous ne m’avez pas lâché des yeux de tout le trajet!, me dit-elle avec un demi-sourire, narquois, ou moqueur, je ne sais trop.
- Je…je…je suis désolé… C’est juste que j’ai pensé que….votre livre…j’ai pensé que vouliez le récupérer…vous l’avez oublié, sur le banc…
- Je ne l’ai pas "oublié", dit-elle en apposant de façon sonore les guillemets que je transcris ici. C’était intentionnel.


Entre ces deux phrases, elle avait fait une légère pause durant laquelle, sensiblement, très subtilement, son expression m’avait semblé changer.


- Euh… je ne suis pas certain de comprendre, fis-je, gêné comme jamais.
- Pour moi, le livre lui-même, en tant qu’objet, n’a pas d’importance réelle. L’important, c’est ce qu’il en reste dans ma tête, ce que j’en ai retiré, en somme. Mais ce qu’il y a de beau, c’est que ce j’y ai pris est toujours là, disponible pour d’autres. Ou les autres en tireront-ils peut-être autre chose. Telle est la beauté de la littérature. Pourquoi je le garderais, ce livre, si je sais que sa raison d’être est d’être "compris", d'être "ré-écrit", en somme, à chaque fois un peu différemment, par le plus d’individus possible?


Elle avait parlé avec une telle conviction que je n’arrivais pas à trancher : était-ce arrogant, comme pour démontrer une vérité si évidente qu’il était inadmissible que je ne l’aie pas comprise plus tôt, ou était-ce au contraire "bienveillant", motivé par une passion si intense qu’elle portait presque à la prédication?


- Je…je m’excuse, dis-je, mi gêné, mi amusé.
- Cessez d’être "désolé", et gardez le livre. Lisez-le, puis remettez-le dans le métro. Tu sais, les livres, ce ne sont que des objets…Je les considère comme un bien collectif qu’il est malsain de garder pour soi trop longtemps…


Ce "glissement" du vous au tu a semblé me redonner une certaine confiance; je n’ai ainsi pas pu m’empêcher de relancer la balle à ma si belle lectrice.


- C’est vraiment intéressant, mais je pense que je vais le laisser dans un café ou dans le métro. Je l’ai déjà lu trois fois, et ce serait bien égoïste de le garder pour moi!
- Tu aimes Kundera?
- Disons que j’en ai beaucoup lu entre 18 et 20 ans… Je dirais presque que toute ma vision du monde, si je peux m'exprimer ainsi, en a subi l'influence. J’ai peut-être fait une surdose, par contre… Ou peut-être que j'ai changé, assez pour ne plus être interpelé de la même façon par ce qu'il écrit.

- Je comprends. Cette relecture m’a aussi laissée un peu sur ma faim.

- Qu’est-ce que tu fais, là, maintenant?
- J’allais lire dans un café. Et toi?
- La même chose, mais dans un bar…
- Alcoolique?
- Ouais…peut-être…au moins un peu.
- Je peux t’accompagner dans ton alcoolisme? J’ai envie de discuter un peu…

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